« Le dérèglement climatique expose les salariés à de nouveaux risques professionnels. »
Quel est l’impact du réchauffement climatique sur les conditions de travail ? Comment l’entreprise peut-elle s’adapter pour mieux protéger la santé et la sécurité des travailleurs ? Éléments de réponse par Virginie Raisson-Victor, géopolitogue, prospectiviste et présidente du Giec des Pays de la Loire. La chercheuse était l’invitée d’une rencontre « Culture branches » organisée par AG2R LA MONDIALE à l’attention des représentants des branches professionnelles.
Visionnez l'analyse de Virginie Raisson-Victor sur la nécessaire adaptation des conditions de travail au changement climatique
À quels risques climatiques les entreprises doivent-elles faire face aujourd’hui ?
Virginie Raisson-Victor : Le changement climatique fait peser sur les entreprises des risques multidimensionnels, tant physiques que financiers et sociaux. Ce sont tout d’abord les risques directs associés aux événements extrêmes — inondations, incendies, tempêtes… —, qui peuvent endommager les infrastructures, perturber les chaînes d’approvisionnement et réduire la capacité de production, voire entraîner une cessation d’activité. En parallèle, on observe une hausse des primes d’assurance liées à ces événements, qui représentent une charge financière croissante pour les entreprises.
D’autre part, les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux questions environnementales. Une entreprise qui n’adapte pas ses pratiques pour abaisser son empreinte carbone s’expose à des risques réputationnels et juridiques, ainsi qu’à des difficultés de recrutement. Enfin, le dérèglement climatique affecte directement la santé des salariés, notamment en raison du phénomène de stress thermique, qui devient un risque professionnel majeur.
En quoi consiste le stress thermique et quels sont ses effets concrets sur la santé ?
V. R.-V. : Quand la température extérieure est élevée, le corps humain se refroidit naturellement en évacuant l’excès de chaleur par la transpiration et l’augmentation du flux sanguin vers la peau. Or, ces mécanismes sont inefficaces en cas de fortes chaleurs, notamment couplées à un taux d’humidité important — qui empêche la sueur de s’évaporer. Lorsque l’organisme ne parvient plus à maintenir sa température à 37 °C, le stress thermique se produit.
Le seuil critique pour la santé se situe à 38 °C de température ambiante et 60 % d’humidité. Des niveaux plusieurs fois dépassés dans le monde ces dernières années et déjà approchés dans l’Hexagone. Concrètement, une température corporelle excédant 38 °C peut provoquer crampes, courbatures, sensation de fatigue et déshydratation, et entraver la capacité de raisonnement. À 40,6 °C, les probabilités de malaise, de lésions organiques, voire de décès, sont accentuées.
D’autres facteurs peuvent renforcer l’intensité du stress thermique, comme la vitesse du vent, la chaleur rayonnante, mais aussi l’état de santé de l’individu, son âge ou encore la nature de son métier. En toute logique, les secteurs les plus touchés sont ceux où l’activité s’exerce en extérieur — agriculture, construction, collecte de déchets, transports, tourisme… Sont également exposés les employés qui travaillent dans des usines ou des ateliers non ventilés ou climatisés, dans les cuisines ou près des fours de cuisson, dans les verreries, cristalleries et fonderies…
Enfin, il est essentiel de rappeler que les salariés plus âgés sont aussi plus vulnérables. À partir de 50 ans, la résistance physiologique est moindre et la température corporelle se régule plus difficilement. Sans compter la présence de pathologies, en particulier cardio-vasculaires, plus fréquentes dans cette catégorie. Avec le vieillissement de la population et le report de l’âge de départ à la retraite, l’accroissement de la part des seniors dans les effectifs constitue un défi supplémentaire pour les entreprises, qui doivent impérativement prendre en compte la protection de ces travailleurs dans leurs mesures d’adaptation au réchauffement climatique.
Le travail à l’épreuve du changement climatique
• À l’échelle mondiale, l’exposition à la chaleur occasionnerait plus de 650 milliards d’heures de travail perdues par an, soit l’équivalent de 148 millions d’emplois à temps plein.(1)
• La productivité du travail chuterait de 50 % en moyenne dès 33-34 °C, et ce, même avec une intensité de travail modérée (peu de charges lourdes à porter, faibles efforts physiques, etc.).(2)
Outre le stress thermique, quels sont les autres risques pour la santé des salariés ?
V. R.-V. : En modifiant à la fois l’environnement et les conditions de travail des salariés, le dérèglement climatique expose ces derniers à plusieurs types de risques. Le risque chimique tout d’abord, car la chaleur rend plus volatiles les substances toxiques susceptibles d’être inhalées par les travailleurs qui les manipulent. Elle accroît d’autre part le risque biologique, en favorisant par exemple la pollution à l’ozone — gaz qui endommage le tissu pulmonaire — ou le déclenchement d’incendies — qui libèrent des microparticules tout aussi nocives pour l’appareil respiratoire. En transformant les écosystèmes, le changement climatique favorise également la propagation des maladies infectieuses.
Autre effet notable : les risques accrus de troubles psychosociaux. En cas de fortes chaleurs, la fatigue psychologique tend à réduire le niveau de tolérance et peut donc générer ou exacerber les tensions dans les relations de travail. Par ailleurs, la santé mentale des travailleurs peut être fortement perturbée par la menace d’arrêt contraint de l’activité ou de pertes de revenus. Cette anxiété touche particulièrement le secteur agricole, mais aussi les artisans du BTP.
Enfin, les températures élevées augmentent le risque d’accidents du travail en altérant les fonctions cognitives. La baisse de la vigilance et l’allongement du temps de réaction entraînent un plus grand risque d’erreur, que vient accentuer le phénomène des « nuits tropicales » où le thermomètre ne redescend pas en dessous de 20 °C, limitant ainsi la récupération du corps humain. Dans certaines catégories de métiers, comme les chauffeurs-livreurs ou les salariés qui travaillent en hauteur, le risque d’accident est amplifié.
Quelles mesures les employeurs peuvent-ils mettre en place pour protéger leurs salariés ?
V. R.-V. : Le réchauffement climatique rend indispensable l’adaptation des entreprises, en matière d’équipement comme d’organisation, ainsi que le développement de compétences spécifiques. Il s’agit tout d’abord d’identifier et d’évaluer les risques et les systèmes d’alerte, secteur par secteur, en y associant les travailleurs et leurs représentants. La mise en place de dispositifs de prévention et de prise en charge du stress thermique doit également être envisagée dans le cadre de l’entreprise, avec les partenaires sociaux, tout comme la formation continue autour de ces nouveaux enjeux sanitaires.
Il est par ailleurs essentiel de repenser la conception et la performance des outils de travail en fonction de leur incidence sur les salariés, et d’améliorer les systèmes de climatisation, de ventilation et de refroidissement, tout en réduisant leur impact énergétique et leur coût financier. La régulation de la température des locaux doit devenir une discipline à part entière, une expertise qui couvre à la fois l’aménagement de lieux de rafraichissement, de dispositifs réfléchissants ou d’ombrières, mais aussi l’adaptation des équipements, de l’éclairage, des matériaux manipulés encore des vêtements de travail. Pour finir, l’ajustement des horaires, des méthodes et des charges de travail sera un élément clé pour la préservation de la santé et des conditions de travail des salariés.
Il y a urgence à s’emparer du sujet. La prise en compte de ces nouveaux risques professionnels doit être partagée par toutes les parties prenantes et portée par le dialogue social autant que par la législation. Dans ce domaine comme tous les autres, la crise climatique requiert une mobilisation collective.
(1) « Global labor loss due to humid heat exposure underestimated for outdoor workers », Parsons L. A. et al., Environmental Research Letters, 2022.
(2) Rapport de l’Organisation internationale du travail « Working on a warmer planet. The impact of heat stress on labour productivity and decent work », 2019.